Essuyant des pertes mondiales entre 30 et 140 milliards de dollars en 2020, l’industrie de l’assurance est durement touchée par la crise du COVID-19. La pandémie remet durablement en question les modèles d’affaires assurantiels, et implique de plus d’importants ajustements de l’offre afin de faire face aux mutations rapides de la demande.
Parmi ces évolutions, l’essor de la télémédecine est un phénomène remarquable. Avant l’irruption du Covid-19, les analystes pronostiquaient un taux de croissance annuelle de l’ordre de 20% entre 2019 et 2026 pour un marché d’une valeur attendue à 175 milliards de dollars à cette date. Dans une étude en date d’avril 2020[1], le cabinet Frost & Sullivan démontre qu’aux Etats-Unis ce taux de croissance avoisinera plutôt les 40% annuels. Pour la seule année 2020, les visites virtuelles de patients connaîtront une croissance de 124,2% tandis que la surveillance des patients à distance bondira de 150,3%. Outre-Atlantique, la principale limite à la croissance de ce nouveau marché est – phénomène rare – à trouver du côté d’une offre incapable de suivre la demande, faute de praticiens disponibles.
En France, la crise sanitaire a entraîné un déploiement tout aussi spectaculaire de la télémédecine. Selon l’Assurance maladie, 1 million de téléconsultations ont été pratiquées entre le 6 et le 12 avril, ce qui représentait plus de 28 % de l’ensemble des consultations médicales, contre 0,1% entre le 2 et le 8 mars. Ce décollage était attendu : une enquête menée en janvier 2020 par Harris Interactive révélait ainsi que 68% des Français étaient favorables au développement des téléconsultations médicales. Il semble donc probable que cette pratique ait vocation à s’ancrer dans les habitudes des Français, d’autant que les scénarios prospectifs épidémiologiques soulignent la probabilité de résurgences locales du COVID-19 nécessitant le maintien de la distanciation sociale.
Bénéfices et complexités de la télémédecine
Pour comprendre en quoi l’assurance est concernée par le développement de la télémédecine, il convient de définir le périmètre de celle-ci. La télémédecine mobilise les technologies de l’information et de la communication pour fournir un service médical ou assurer un suivi des patients à distance. Ses bénéfices sont multiples : élimination de la nécessité de contacts physiques, palliation de la faiblesse de l’offre de soins dans certaines zones, simplification des échanges entre soignants dans le cadre du parcours de soin, commodité de la programmation des rendez-vous et démultiplication de la capacité d’accueil des praticiens…
La télémédecine permet une mutation des pratiques sanitaires qui déborde la simple digitalisation de pratiques antérieures. Elle repose en effet sur un écosystème mettant en relation une multitude de
solutions numériques : gérants d’infrastructures, constructeurs de hardware, plateformes de visioconférence, data centers, fournisseur d’IA d’aide au diagnostic, concepteurs d’objets connectés à vocation sanitaire (bracelets ou montres connectées, glucomètres connectés, boutons d’alerte pour personnes âgées…) avec les praticiens de la santé. Ces derniers bénéficient d’une nette amélioration de leur connaissance du patient : les données reflétant leur état de santé peuvent être recueillies et analysées en temps réel, puis intégrées à un dossier médical électronique et envoyées à un spécialiste pour examen approfondi. Une fois anonymisée, elles peuvent nourrir les systèmes d’aide au diagnostic clinique, être exploitées par la recherche biomédicale, et assister les systèmes de statistiques et d’aide à la décision des autorités sanitaires.
Considérant la maturité des solutions d’e-santé, la convergence des intérêts économiques et sanitaires privés et publics, et les changements d’habitudes constatés chez les praticiens et les populations en matière de téléconsultation, il semble probable que la télémédecine s’ancre durablement dans les usages sanitaires post COVID-19. Les assureurs devront donc adapter leurs propositions de couverture à destination des professionnels de la santé (responsabilité professionnelle adaptée à la médecine à distance) et des assurés (prise en charge complémentaires des prestations à distance).
Chaîne de valeur de la télémédecine : quelle place pour l’assureur ?
L’essor de la télémédecine constitue également une opportunité pour de nouveaux acteurs afin de s’inscrire dans la chaîne de valeur de la prise en charge médicale à distance. Celle-ci peut-être schématiquement découpée comme suit :
Chaîne de valeur de l’industrie de la télémédecine
Peu d’acteurs français sont en capacité d’assumer la coordination de l’ensemble de ces maillons afin de fournir des solutions de télémédecine clés en main aux différentes parties prenantes : professionnels libéraux, structures de prises en charges classiques, entreprises soucieuses de faire face à la crise actuelle, et bien-sûr patients. Parmi ces rares entreprises, on retrouve sans surprise des acteurs historiques de la télémédecine (Télédiag, Imadis), des prestataires de services de santé (Patientis, Air Liquide Santé), de nombreuses medtech (H4D, Hello Consult, MédecinDirect, MesDocteurs, Doctolib…) et des assureurs comme Allianz (à travers sa filiale Europ Assistance) et Axa (via la plateforme BonjourDocteur et la start-up Qare). Toutefois, les perspectives de croissance de la télémédecine sont telles qu’il n’est pas douteux que de nouveaux acteurs tenteront d’en capter une partie en constituant leurs propres écosystèmes digitaux.
Les assureurs désireux de s’inscrire dans la chaîne de valeur de la télémédecine mais dans l’incapacité de proposer dans l’immédiat leur propre plateforme peuvent tenter de capter une partie de ce nouveau marché en s’inscrivant sur certains maillons ciblés avec lesquels leurs ressources et compétences internes entrent en synergies. L’analyse par les actuaires et data scientists des données anonymisées issues des plateformes, la promotion d’offres de télémédecine mises à disposition par des acteurs tiers en marque blanche via les réseaux physiques et digitaux des compagnies, ou encore l’intégration au parcours de soin au bénéfice de leur pouvoir de négociation avec les parties prenantes du secteur sanitaire et social comptent parmi celles-ci. Les acteurs s’inscrivant dans cette option stratégique devront nouer de nombreux partenariats avec des prestataires opérant sur les maillons de la chaîne de valeurs (cf. figure ci-dessus) qu’ils ne maitrisent pas. Ils devront ensuite mettre à disposition de ces derniers leurs capacités stratégiques en s’intégrant à leurs écosystèmes digitaux, laissant apparaître l’enjeu de l’interopérabilité des SI.
[1] Frost & Sullivan, Telehealth—A Technology-Based Weapon in the War Against the Coronavirus, avril 2020